Contrairement à ce qu’on peut imaginer de prime abord l’atonalité de Schoenberg n’est pas une rupture aussi nette et radicale que le raconte les livres d’histoire. D’abord parce que le processus venant de la musique wagnérienne vers l’atonalité est étalé dans le temps et progressif. Si sa Symphonie de chambre n°1 et son Quatuor à cordes n°2 sont certainement les œuvres démontrant le mieux cette assertion, les Gurrelieder, composés avant et après ce franchissement de l’atonalité rentrent aussi parfaitement dans cette réflexion. Enfin ses œuvres atonales manifestent malgré tout un lien au romantisme par leurs propos et ne rompent pas totalement avec la polarité, la consonance et le système de tension et de détente.
Les Gurrelieder s’inscrivent dans le style de leur époque : musique puisant chez Wagner, Mahler et Strauss, effectifs orchestraux et choraux jamais atteints jusqu’alors mais poursuivant la logique du gigantisme amorcée au XIXième, et enfin des poèmes (écrits par le danois Peter Jacobsen) sorte de fantasmagorie médiévale, elle aussi mode initiée par les romantiques. Pourtant la musique de cette sorte d’oratorio n’est pas homogène, la troisième partie n’étant terminée qu’en 1911, alors que les deux premières datent de 1900. Entre ces deux dates, le langage de Schoenberg a évolué vers l’atonalité. Cette troisième partie des Gurrelieder en porte la trace : l’avant dernier chœur, l’interlude qui le suit, et le monologue du narrateur sont sur la frontière atonale et ce dernier annonce même le sprechgesang de Pierrot lunaire. Dans les deux premières parties on pense à Das Lied von der Erde de Mahler. L’harmonie se pare également de quelques touches impressionnistes. L’œuvre est globalement très inspirée avec pour sommet le lied du ramier à la fin de la première partie.
La distribution n’appelle pas de réserves. James McCracken assure sans sourciller la très difficile partie du roi Waldemar. Jessye Norman n’a pas besoin de forcer son talent pour chanter une amante convaincante, et le chant de Tatiana Troyanos semble aller de pair avec le plumage de son ramier. Seiji Ozawa donne très bien vie à ce gigantesque ensemble.
Même les parties de 1900 sont résolument neuves. On est en même temps que Decaux, avant Pelléas, avant Salomé et Elektra… effectivement il existe des parentés avec Klagende Lied de Mahler et les premiers poèmes symphoniques de R. Strauss, mais on a quand même franchit un saut, au moins quantitatif, dans la complexité.
(McCracken est grand !)
Tout à fait d’accord.