Si nous voulions faire l’histoire de l’opéra français en seulement cinq ou six dates, assurément la création d’Hippolyte et Aricie en 1733 à l’Académie royale de musique, serait à plus d’un titre l’une d’entre elles. En 1733, Rameau a cinquante ans et n’est connu que pour ses pièces pour clavecin. Depuis toujours fasciné par l’opéra Rameau ne franchit donc le pas vers la scène que tard dans sa carrière. Confinée au clavecin et aux livres théoriques, sa musique, savante pour l’époque, ne dérange pas puisqu’elle n’a pas l’audience et l’attention que procure la scène lyrique (alors totalement liée au roi). Cette création va scinder le public en deux : les uns considérant la musique de Rameau comme trop complexe, peu naturelle et dénonçant la rupture de la tradition lullyste et d’autres – moins nombreux – louant au contraire les enchantements apportés par les nouveautés harmoniques. Si les emportements passionnés que provoquèrent ce débat sont difficiles à concevoir pour auditeur de 2013, ils n’en furent pas moins acerbes et violents, et sont à l’origine de la querelle des Bouffons pourtant de vingt ans postérieure. Le conservatisme du public ne découragea cependant pas Rameau puisque sa création lyrique fut par la suite foisonnante.
N’en déplaise à Rousseau, cette musique est aussi naturelle que gracieusement pourvue mélodiquement. Bien entendu il ne s’agit pas d’une mélodie simple et rabâchée plus que de raison, mais au contraire d’une mélodie discrète et subtile, fuyant qui voudrait l’approcher trop vite de trop près. Mais n’est ce pas là la définition de ce qui fait tout le charme de la musique française ? N’est ce pas finalement le même reproche qui sera fait à Debussy en 1902 avec Pelléas et Mélisande, à savoir le manque d’immédiateté mélodique et le caractère diffus de sa musique ? Cette première tragédie lyrique de Rameau conserve pourtant de nombreux aspects de la tragédie lyrique définie par Lully : un livret basé sur la mythologie grecque, structuré en un prologue et cinq actes et une musique – aussi novatrice soit elle – encore très influencée par la tradition lullyste.
Le livret fut écrit par l’abbé Simon-Joseph Pellegrin, s’inspirant de la Phèdre de Racine. Contrairement à ce que le titre suggère c’est plutôt Phèdre et surtout son époux Thésée qui jouent les premiers rôles dans cette tragédie. Cet opéra connaîtra trois versions : l’originale, c’est à dire celle de 1733, celle de 1742 pour essayer de coller au goût du public, et enfin celle de 1757 où Rameau revient sur les concessions faites dans la précédente version, tout en s’écartant de celle de 1733 (par exemple en supprimant le prologue). Ayant eu l’occasion d’entendre la dernière version en concert, je confesse qu’elle m’a sensiblement moins convaincu que celle de 1733. Cette tragédie raconte les amours contrariés – par les jalousies de Phèdre et Thésée – d’Hippolyte et Aricie. Protégés par Diane la châsseresse, ils verront leur amour sauvé et les jalousies cruellement punies.
Il est très délicat dans le cas de Rameau d’isoler un moment plutôt qu’un autre tellement que Rameau est assez éloigné de l’opéra à numéro. Airs, récitatifs, choeurs et ballets sont intimement mêlés, et équitablement présents dans l’oeuvre. Le mélange de tragique, de fantastique dans cette musique diaphane rend le dernier acte particulièrement attachant.
La version que je me propose de commenter ici est une version 1733 live de 1994, dirigée par Marc Minkowski et éditée chez Arkiv (qui depuis a réédité cet enregistrement en version économique pour notre plus grand bonheur). Le chef nous peint ici avec grande justesse les climats de l’oeuvre. La netteté est proche de celle du studio, mais avec le côté théâtral du live. La distribution ne souffre guère de reproches, à commencer par l’Aricie superlative de Véronique Gens. L’émission semble libre, facile, naturelle, la voix lumineuse et épanouïe dans un rôle qui semble taillé pour elle. Spécialiste des rôles de hautes-contre, Jean-Paul Fouchécourt est peut être trop précieux stylistiquement pour que son Hippolyte emporte complètement l’adhésion. Bernada Fink campe une Phèdre assumant les choix de son coeur jusqu’à la plus complète déraison. Les voix masculines graves ne sont pas en reste : Russell Smythe dompte la tessiture peu aisée du fils de Neptune, Laurent Naouri nous gratifie d’un timbre de bronze, d’une émission claire et d’un impact dramatique qui sied bien aux trois rôles divins – hélas trop courts, et Jérôme Varnier est un Parque de luxe auquel on a tôt fait de s’habituer.
C’est Campra qui disait qu' »il y a assez de musique dans cet opéra pour en composer dix ». N’empêche, pour un premier opéra Rameau a réussi un coup de maitre