Si la foi chrétienne de Bruckner est connue de tous les mélomanes et ne peut guère faire l’objet d’un soupçon, il convient en revanche de déconstruire l’image, elle aussi bien ancrée chez les mélomanes, mais bien plus contestable, que le seul corpus majeur du compositeur autrichien serait son corpus symphonique, auquel peut se rajouter, pour les plus cultivés, le Te Deum et les messes. Non seulement son quintette à cordes peut revendiquer à bon droit une place parmi ses oeuvres centrales, mais ses motets le peuvent tout autant. Il est aisé de comprendre l’origine de cette méprise : il s’agit de pièces courtes, en apparence non liées entre elles, et de forme moins démonstrative que le Te Deum ou les messes. Ces motets se retrouvent un peu solitaires et oubliés, comme Bruckner lui-même le fut lors des dernières années de sa vie, où seul Mahler adoucissait ce triste crépuscule par sa visite au maître, dont il ne pouvait pas trop renier l’influence sur sa musique.
Le motet (ou petit mot) est une composition qui, à son origine au XIIIième siècle, désignait une composition exclusivement dédiée au chœur … et réservée à l’église. Plus tard, les voix solistes et l’orchestre s’inviteront. Bruckner est éloigné chronologiquement de l’origine de ce genre, mais il en est certainement beaucoup plus proche dans l’esprit que les compositeurs baroques qui avaient pourtant laissé le terme « motet » pour nommer leurs oeuvres qui de fait n’avaient plus grands rapports ni avec ceux de la période médiévale, ni avec ceux de la période Renaissance (voir ceux de Rameau). Il faut dire que Bruckner participe à sa façon au mouvement dit cécilien, qui vise à retrouver l’idéal de pureté du plain chant et de la polyphonie. Pour autant Bruckner compose quelque chose d’assez différent de ces sources revendiquées. Il s’éloigne de la polyphonie par une écriture sensiblement plus monodique, ce qui le rapproche du plain chant, mais se différencie de ce dernier par l’utilisation de l’harmonie de son époque, c’est à dire le chromatisme wagnérien, dont on sait la vénération qu’il lui portait. C’est donc à la fois un objet de son époque et une recomposition d’éléments d’un passé lointain. Si les compositeurs avant le XIXième siècle regardaient souvent seulement une ou deux générations avant eux en terme d’influence et de pensée musicale, le XIXième inaugure ainsi un lien beaucoup plus profond avec le passé, gage à la fois de liberté et d’une pesanteur aliénante. Autre élément important : les motets brucknériens majoritairement a cappella peuvent parfois être accompagnés par l’orgue … ou d’un ensemble de vents. Dans tous les cas ces accompagnateurs se veulent (paradoxalement) si ce n’est discrets, du moins mis au second plan face au chœur. Aussi, même dans ces moments là nous sommes loin du grandiose de ses symphonies.
La composition de ces pièces s’étala sur presque la totalité de la carrière de Bruckner, sans pour autant que des fossés esthétiques puissent se faire ressentir pour l’auditeur. Au contraire, c’est un grand sentiment d’unité qui prédomine à l’écoute de ces motets (pourtant classés dans un ordre arbitraire). Même entre les motets a cappella et motets accompagnés instrumentalement le contraste n’est pas saisissant. Il se dégage de ces motets une ambiance plutôt apaisée, presque extatique. Touchés par la grâce, ces motets d’une grande inspiration, sont d’autant plus émouvants que la modestie de durée, de moyens et du propos musical même qui s’en dégage contraste avec l’émotion importante éprouvée par l’auditeur.
Il n’était pas ici question de collectionner les plus de cinquante pièces chorales inscrites au catalogue des oeuvres du compositeur. Ce répertoire est, il faut bien le dire, peu représenté au disque, et ces derniers ne sont pas faciles à trouver dans les rayons des disquaires (mais me direz vous … les disquaires eux-mêmes ne sont ils pas devenus très difficiles à trouver ?). La version ici choisie est un enregistrement récent (2010) du Chœur de la cathédrale Sainte Marie d’Edimbourg, dirigé par Duncan Ferguson (édition Delphian). Ce chœur se révèle tout à fait gracieux, précis et habité. Duncan Ferguson qui se trouve être également l’organiste, et l’ensemble de cuivres RSAMD jouent leurs parties dans une sobriété de bon aloi.