Borodine : Prince Igor (A. Melik-Pashayev)

51bQJb+odEL__SL500_AA280_L’authenticité en musique est un vaste problème, jamais complètement résolu. Mais dans le cas du Prince Igor de Borodine, ce problème devient gageure. Comme son compatriote et confrère du Groupe des Cinq Moussorgski, Borodine laisse un opéra inachevé, Prince Igor. C’est Rimski-Korsakov (grand ami de Borodine qui l’a souvent supplié de poursuivre la  composition de son opéra) et son élève, Glazounov, qui achèveront l’œuvre. Cependant le travail du musicologue pour démêler ce qui relève de la plume de Borodine s’avère une tâche des plus périlleuses. Aussi, si cette question dépasse largement le cadre de notre propos, nous tenterons d’y porter une réponse synthétique, sans trahir la complexité et les incertitudes qui lui sont liées.

Il fut demandé à Glazounov de créer un document consignant toutes les modifications que lui et son maître avaient pu effectuer par rapport au manuscrit original. Glazounov s’exécuta, mais hélas les rectifications qu’il consigna sont loin d’être exhaustives. Ils prirent donc beaucoup plus de libertés qu’ils le prétendirent : ils ont parfois retouché l’orchestration ou couper certains passages. D’une façon générale quasiment toute l’œuvre était composée en version piano-chant par Borodine, sauf des passages du troisième acte (et c’est pour cela que la plupart des versions « anciennes » – dont celle dont il est question ici – n’incluent pas cet acte) et l’ouverture, recomposée de mémoire si l’on en croit Glazounov. Borodine avait en revanche très peu orchestré son opéra, et par conséquence c’est à ses deux confrères que l’on doit la quasi totalité de l’orchestration.

BiliwarIl est temps de dire quelques mots du livret. Là encore la question de l’authenticité nous poursuit. Le livret est basé sur une chanson de geste russe du XII° siècle : le « Dit de l’ost du prince Igor » (en histoire médiévale « ost » désigne un rassemblement des armées des vassaux du seigneur dont ils lui sont redevables un certain nombre de jour par an). Ce manuscrit trouvé au XVIII° siècle fut traduit en russe moderne, mais brûla dans l’incendie de Moscou de 1812. Un tel type de document, de cette époque, étant d’une rareté extrême en Russie, des soupçons furent émis sur son authenticité. L’incendie nous privera certainement à jamais d’un argument décisif pour trancher cette question. Toujours est-il que la question divise encore et que d’autres hypothèses furent proposées : le manuscrit pourrait dater du XIV° ou du XV° siècle. C’est donc une campagne militaire dont il est ici question, celle menée par un certain prince Igor, contre les Polovstiens, peuple nomade pillant les steppes russes. Alors qu’il s’apprête à partir occire ses ennemis, une éclipse – signe de mauvais présage s’il en est – se produit. Mais il en faudrait plus pour décourager l’intrépide Igor. Moins téméraires deux soldats de son armée, Skoula et Iérochka désertent furtivement les rangs pour la ville voisine aux mains du beau-frère d’Igor, Galitski. Iaroslavna, épouse d’Igor, use vainement de son influence pour empêcher le prince d’aller guerroyer. Ce dernier la confie à Galitski, son frère. Les deux soldats ripaillent à la cour de Galitski, qui se joint à la fête, non sans maudire Igor et souhaiter lui reprendre sa sœur. Galitski va la voir et l’interpelle violemment, mais la colère de Iaroslavna le fait battre en retraite. Elle apprend qu’Igor est battu, et même fait prisonnier tout comme son fils. Les polovtsiens déferlent sur la Russie. Tout se complique alors, car la fille du chef des envahisseurs (Kontchak), Kontchakovna tombe amoureuse de Vladimir, fils d’Igor. Dans le camp polovtsien, où ce dernier s’est furtivement introduit, il attend Kontchakovna. Dans leur brûlant duo, on apprend que si Kontchak ne fait aucune opposition à un tel mariage, Igor s’y oppose fermement. Kontchak propose à Igor de lui rendre sa liberté à condition qu’il ne reprenne pas les armes contre lui. Igor ne peut prêter un tel serment : il reprendra les armes aussitôt libéré. Impressionné de sa franchise Kontchak le convie à voir les danses de son peuple. La nuit tombée, Igor et ses hommes tentent de fausser compagnie à leurs ennemis, mais Kontchakovna ne voulant pas perdre Vladimir les arrête. Bien entendu ce vacarme alerte la garde, et si Igor a le temps de fuir, Vladimir reste pour son aimée, qui s’interpose pour le sauver. Kontchak donne la main de sa fille au fils du prince. Iaroslavna qui se lamente de la perte de ses deux hommes, voit avec bonheur Igor revenir. Ce retour sera fêté dans une liesse générale.

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Borodine était en quelque sorte un compositeur amateur, dans le sens où ce n’était pas son occupation principale : certes ses talents de chimistes furent reconnus, mais comment ne pas penser au gâchis immense pour la musique quand on imagine le temps qu’il a dépensé à la chimie ? La frustration augmente encore quand on sait que le peu d’œuvres qu’il nous a laissé sont toutes des chefs d’œuvres. Prince Igor ne fait pas exception, et il serait criminel de ne connaître de cet opéra que ses fameuses Danses polovtsiennes. Sa musique est proche de celle de son ami Moussorgski : musique profondément colorée, inspirée par les folklores locaux, rôle important des choeurs … A leur sujet on peut citer l’épique chœur clôturant le Prologue, la festive entrée du premier acte, ou encore le chœur final de l’œuvre. Bien entendu les solistes ne sont pas en reste, mais ce qui frappe c’est l’originalité de leur traitement : les voix solistes sont souvent intégrées aux interventions chorales et même semblent y participer. Le découpage net en occident entre chœurs et solistes s’estompe quelque peu ici, et ce n’est pas le moindre charme de cette musique. Non seulement cette partition nous invite au voyage (dans l’espace et le temps), mais on peut y trouver un magnifique duo d’amour, presque aussi génial que celui entre Marina et Dimitri (Boris Godounov).

Hélas, on ne peut pas dire que les versions discographiques se bousculent. Celle que je vais très brièvement présenter ici, est la version souvent donnée en référence, à savoir celle enregistrée en live au Bolchoï en 1951 et dirigée par Alexander Melik-Pashayev. Cet enregistrement étant libre de droit vous aurez le loisir de pouvoir l’écouter ici-même en intégralité (voir fin de l’article). Evidemment ce choix peut tout à fait diviser (et c’est d’autant plus vrai qu’il n’y a pas de version totalement satisfaisante). L’atout principal de cette version est le plateau vocal absolument indépassable : Ivanov, Smolenskaya, Reizen … et surtout Sergei Lemeshev ! Il reste cependant deux problèmes : l’absence de l’acte 3 (traditionnelle à cette époque) et le son monophonique. Problèmes par ailleurs assez insolubles : sur le premier point certains défendront l’idée de la coupure en disant que cet acte n’est pas assez écrit par Borodine, d’autres argueront que la musicologie la plus avancée a pu le reconstituer de façon assez fidèle (et la version Guerguiev est le fruit d’une telle recherche). Sur la stéréophonie on peut être également divisé : d’une part elle donne réellement toute la dimension de l’œuvre et de l’autre cette version monophonique possède une âme, que les versions plus récentes peuvent difficilement distiller.

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3 réponses à Borodine : Prince Igor (A. Melik-Pashayev)

  1. Polyeucte dit :

    Ne pas oublier aussi Borisenko en Kontchakovna…
    Et pour une distribution tout aussi passionnante (mais dans un son un peu moins bon car datant de 41), il y a une autre version dirigée par Melik-Pashayev :
    Igor : Alexander Baturin
    Yaroslavna : Sofya Panova
    Vladimir : Ivan Kozlovsky
    Galitsky : Ivan Pirogov
    Kontchak : Maxim Mikhailov
    Kontchakovna : Nadezhda Obukhova

    Des voix différentes pour des personnages vus sous un angle différent :
    Mikhailov est un Konchak glaçant avec sa voix d’orgue là où Reizen est plus paternel et gentil.
    Kozlovsky a un timbre moins séduisant que Lemeshev, mais quelle poésie extrême…
    Et comment se passer d’Obukhova?

    Difficile de faire un choix entre ces deux versions, et celle de Gergiev aussi!

  2. admin dit :

    Salut le russophile 😉 ,

    Je n’ai pas écouté 41, car j’avais peur du son.

  3. Polyeucte dit :

    Oh c’est pas mauvais du tout pour 41… y a juste un peu plus de souffles et de bruits parasites, mais sinon c’est tout à fait écoutable!

    Tu dois pouvoir le trouver là où tu sais de toute façon…

    (désolé pour la réponse tardive…)

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